Ce soir après vos courses du week-end, une petite lecture de chevet pour réveiller d’autres envies de dossards. Nous revenons sur le libre de Kilian: « La frontière invisible ». En 2011, il écrit « Courir ou Mourir », qui s’est vendu à des milliers d’exemplaires à travers le monde. Après une vie et un livre dédié au Trail Running, Kilian étend son expérience vers les sommets.
Mais qui ne connait pas encore Kilian Jornet ?
Kilian Jornet est un coureur et skieur alpiniste catalan né en 1987. Le grand public le découvre lorsque à 21 ans il remporte en 2008 l’UTMB® (course autour du Mont-Blanc de 168 km, 9 600 m de dénivelé positif) en un temps record. Il détient le plus prestigieux palmarès à ce jour en Trail-Running et en ski-alpinisme. À son actif, des records de vitesse sur le Mont-Blanc et le Cervin en 2013.
Il poursuit sa quête de nouveaux records d’ascension des plus grands sommets du monde sur le mode de l’alpin-running, un style léger et rapide au travers du projet Summits of My Life (www.summitsofmylife.com).
Aujourd’hui, il livre dans La Frontière Invisible un poignant témoignage sur sa relation avec la montagne, celle pour laquelle il est né. «Ma montagne est ma maison, c’est ici que je suis né et que j’ai grandi, où j’ai souffert et où j’ai ri. Ici, je me sens en sécurité quand je suis seul. C’est ici que je veux continuer de rêver».
À 26 ans, le coureur skieur catalan se prête à une intense introspection sur sa passion et sur ce qui le fait courir toujours plus haut, toujours plus vite. Et s’expose dans un texte très personnel où sa réalité côtoie avec bonheur son imaginaire. De sa rencontre traumatisante avec la mort, lors de la traversée du Mont-Blanc d’Ouest en Est où il perdra l’un de ses compagnons les plus chers, à la conquête du Gosainthan, sur les traces de Tintin au Tibet, mêlant réalité à la fiction, Kilian se confie comme jamais, exprimant une grande maturité. Il nous raconte aussi sa quête de solitude, livrant une confession vibrante et profonde sur le sens de sa vie, les doutes qui l’assaillent, l’engagement, ses contradictions, ou sa volonté de s’extirper du monde de la compétition. L’appel de nouveaux sommets inconnus, de nouvelles rencontres, de nouveaux défis constituent cette Frontière Invisible, où chaque pas supplémentaire le fait basculer d’un monde à l’autre, créant une ligne de vie intense, la seule qui vaille d’être vécue. On a souvent qualifié Kilian Jornet d’extra-terrestre, mais c’est bien toute son humanité qui est révélée par ses mots.
Quelques extraits de son nouveau livre …
Chapitre 1 – Au-dessus des nuages
« … Et là-haut, enveloppés par le ciel davantage que par la terre, quelques instants plus tard après ces moments de joie lorsque nous regardons devant nous, côte à côte, quand nous commençons à faire les premiers pas pour réaliser notre rêve… Stéphane, l’idole, le mentor, l’ami, Dieu, se précipite dans le vide quand la corniche cède sous ses pieds. Mais il ne disparaît pas, telle la course du soleil du matin au soir, comme la chaleur du printemps ou les étoiles filantes qui traversent le ciel. Non, les gens ne disparaissent pas. Ils restent là. Toutefois, nous nous noyons dans leur absence, c’est elle qui nous maintient.Ce qui me met le plus en colère, c’est qu’à ce moment-là, alors que je marche à côté de lui, tout à coup, tout ce qui se trouve à 20 centimètres à droite de mes pieds disparaît. J’ai fait un pas en arrière, un instant seulement, avant de courir pour voir ce qui s’était passé, mais la première réaction de mon corps va être celle de la peur et de la protection, mettre tout mon poids sur mes talons. Pourquoi ne me suis-je pas jeté à droite en tendant la main ? Pourquoi n’ai-je pas sauté dans une tentative impossible de le retenir dans le vent, en espérant trouver une partie de son corps, sentir la chaleur humaine dans mes mains, la chaleur qui émane de la mère lorsqu’elle étreint son enfant. J’étais en rage devant ma lâcheté et j’enviais cette personne que j’aurais voulu être et qui aurait avancé sans hésitation. Mais j’ai fait un pas en arrière pour échapper à la mort, et j’ai découvert que le premier instinct, c’est de s’accrocher dur à la vie. Je me trouvais sur un pic pointu, le vent soufflait fort. En dessous, les vallées étaient recouvertes d’un brouillard qui estompait leur relief. Ma main était encore tendue vers le vide, comme si elle tenait avec force quelque chose qui avait toujours été là et qui n’avait disparu qu’un instant, attendant que l’autre revienne et la prenne fort. Pendant que j’essayais de m’expliquer ce qui s’était passé, j’ai vu passer au-dessus de ma tête un des corbeaux. J’ai compris alors que Stéphane serait toujours là. Si ce corbeau était prisonnier du vent, moi, j’allais dès lors rester pour toujours enchaîné à cette montagne. »
.Chapitre 2 – Sous le soleil
Quand j’étais enfant, je disais que je voulais mourir à vingt-et-un ans, en faisant la première descente à skis du sommet du K2, le deuxième point le plus élevé sur la terre, quelques mètres plus bas que l’Everest mais certainement beaucoup plus difficile, le symbole de
l’impossible. Point d’amour ni de douceur pour mourir dans la montagne. La mort n’est que la mort et c’est déjà beaucoup. Il n’y a simplement rien quand il n’y a pas de liens, quand il n’y a personne d’autre, parce que, sinon, la mort a un avenir, un avenir qui emporte une part de nous-même lorsque quelqu’un que nous aimons meurt. L’avenir d’un petit vide qui ne pourra jamais être comblé. Un avenir qui demeure pour toutes les personnes qui sont en vie, qui l’attendent en sachant qu’il ne reviendra pas. Pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi je ne marchais pas à droite sur les derniers pas que nous avons franchis ? Je n’ai pas d’enfants ni d’épouse, j’avais moins d’attaches, j’aurais fait moins de dégâts. J’étais arrivé à un tournant, à ce stade de ma vie, j’avais obtenu ce que je voulais avant de basculer et de tisser de nouvelles relations. Si le moment était venu pour quelqu’un, c’était mon tour et non le sien. Je me souviens maintenant d’un moment : la conversation que nous avons eue la dernière nuit que nous avons passée ensemble. Nous ne parvenions pas à nous endormir à cause du froid qui nous saisissait depuis les pieds et de notre installation inconfortable. Alors que nous étions parvenus à endiguer le froid et à trouver des endroits où nous installer confortablement, nous avions parlé du prix à payer pour pratiquer des activités extrêmes, où les exploits sont mesurés par dizaines et les survivants comptabilisés au compte-gouttes.
«Quand j’étais jeune» me raconte Stéphane pendant qu’il enlève son sac à dos pour prendre les vêtements chauds qu’il avait laissés, «Jean-Marc Boivin, qui était une des plus grandes idoles, vivait dans la vallée. Il disait : Pour vivre, il faut risquer». À l’âge de trente neuf ans, il est mort en faisant le saut de référence en base-jump à la cascade de Salto Angel au Vénézuela. Il faisait partie d’une génération pour laquelle les expéditions et les ascensions de haut niveau étaient considérées comme médiocres, et il n’y avait aucune reconnaissance si ça n’était pas excellent. Ce soir-là, nous avons discuté – et nous l’admirions – d’une génération de héros qui, en même temps, étaient des garçons avec des peurs, une génération qui a été enterrée par ses parents. Et maintenant, je me demande si cela vaut la peine de mourir pour ses rêves. Sûrement pas ; mais c’est une chose de s’accrocher à la vie et c’en est une autre de ne pas vivre, de ne pas poursuivre de rêves, de ne pas tomber amoureux, de ne pas se battre, de ne pas souffrir.
Mais nous ne devons pas confondre nos rêves avec ceux qui nous ont éclairés. Le risque n’est pas mesurable. Il dépend de chacun et de la force de la volonté. Combien de ces gens qui nous font rêver ont répondu à leurs rêves ? Qu’est-ce que la vie, sinon des rêves ? »